ENTRETIEN : «L’ARTICLE 769 DU DOC EST OBSOLÈTE ET NE RÉPOND PLUS À LA SITUATION ACTUELLE DU SECTEUR DU BTP»

  • La législation marocaine ne renferme qu’un seul et unique article relatif au secteur de la construction, sachant que le secteur du BTP participe fortement au PIB et emploie beaucoup de monde.
  • L’article 769 a vu le jour en 1913. Aujourd’hui, les professionnels sont unanimes à dire que cet article ne répond plus à la situation actuelle du BTP.
  • L’absence d’un corps de magistrature adéquat pose également problème.

Mohamed Jamal Bennouna, expert international en Risk Management, nous éclaire sur les dessous de la RC décennale et le fameux article 769.

-Finances News Hebdo : La Responsabilité civile décennale reste très timide au Maroc. Peut-on savoir quelles en sont les raisons sous-jacentes, en dehors de son caractère facultatif ?
-Mohamed Jamal Bennouna : La souscription de la police RC décennale reste très timide au Maroc pour plusieurs raisons : la responsabilité civile des intervenants est peu connue des intervenants bien qu’elle soit une responsabilité d’ordre public. Seuls les intervenants, dans l’acte de construire, qui sont organisés, connaissent l’existence de cette responsabilité.
Les primes générées au Maroc par cette police RC décennale sont très petites et insignifiantes par rapport aux autres branches d’assurance.
Les efforts de développement sont donc portés vers d’autres branches d’assurance.
Les réassureurs internationaux qui souscrivent les polices RC décennale se comptent sur le bout des doigts. En d’autres termes, les capacités financières mises à la disposition des assureurs marocains par les réassureurs internationaux sont très réduites. Cette situation génère donc une grande sélection des risques assurés, in fine, par le secteur d’assurance au Maroc.

-F.N.H. : Peut-on s’attendre à un revirement de tendance si la RCD devait devenir obligatoire ?
-M. J. B. : Cette situation changera certainement avec l’obligation d’assurance. Le secteur de l’assurance trouvera les solutions adéquates pour répondre à cette nouvelle situation et principalement par l’apport financier et le soutien habituel de la Société Centrale de Réassurance (SCR) au secteur d’assurance marocain.

-F.N.H. : Comme vous l’avez souligné, le secteur de la construction a beaucoup évolué au Maroc, mais valeur aujourd’hui, nous n’avons pas de juges spécialisés dans la construction. Peut-on savoir quels sont les sinistres les plus courants et jusqu’à quel degré l’absence d’un corps de magistrature adapté pèse sur la RCD ?
-M. J. B. : Le développement de l’industrie, en général, génère de nouveaux types de sinistres méconnus auparavant. Le secteur du BTP n’échappe pas à cette règle.
Les sinistres de type décennal vécus au Maroc sont variés. Mais je peux dire que les sinistres les plus courants sont dus aux principales origines suivantes :
• études géotechniques inexistantes ou insuffisantes : les pathologies conséquentes aux tassements de sol génèrent des sinistres caractérisés par des fissurations préjudiciables aux bâtiments. Le problème des argiles gonflantes présentes dans plusieurs régions du Maroc complique le phénomène, surtout que certains projets négligent les études géotechniques préalables et nécessaires à la construction ;
• les erreurs d’exécution des travaux : ces erreurs sont souvent la conséquence directe de la non formation du personnel de certaines entreprises et qui se traduisent par des comportements de méconnaissance des caractéristiques physico-chimiques des matériaux. Le type de comportement assez courant en BTP est celui des décoffrages prématurés des structures porteuses horizontales, telles les dalles et poutres engendrant en général des déformations excessives de ces structures allant même jusqu’à leur effondrement partiel ou total ;
• les matériaux de provenance inconnue posent des problèmes et génèrent des sinistres très graves : c’est le cas par exemple des armatures d’acier dont la provenance est inconnue et dont la résistance laisse à désirer.

-F.N.H. : Quid du corps de la magistrature ?
-M. J. B. : En ce qui concerne la spécialisation des magistrats, je pense que le ministère de la Justice doit prendre ce problème au sérieux. Car je vois mal comment on peut juger une affaire tout en méconnaissant les bases de la branche jugée. Je pense que l’Institut de la magistrature de Rabat doit absolument intégrer des cours de construction, informatique, finance, etc… dans le programme de formation. Je ne demande pas à un juge d’être un ingénieur ou un expert-comptable, mais il est nécessaire qu’il ait un minimum de connaissances dans le domaine de sa spécialité. Cette connaissance minimale va lui permettre d’orienter au mieux les experts judicaires et mieux gérer le dossier qu’il instruit au niveau technique. Nous devons admettre que la technique et le droit vont de pair. D’ailleurs, en tant qu’ingénieurs, nous sommes contraints et obligés d’avoir un minimum de connaissances juridiques et une connaissance minimale des différentes lois et codes que nous utilisons dans notre métier. Nous ne sommes pas des juristes, mais cette connaissance minimale des lois nous permet d’avoir un dénominateur commun avec les juristes et avec lesquels nous collaborons tels les juges, avocats, notaires, etc…

-F.N.H. : Aujourd’hui, on parle plus d’un toilettage de la loi relative à la RCD. Quelles sont les principales recommandations ?
-M. J. B. : Tous les professionnels sont aujourd’hui d’accord pour dire que l’article 769 du D.O.C est obsolète et ne répond plus à la situation actuelle du secteur du BTP. Je dois rappeler que toute la législation marocaine, et ce à travers tous ses codes, ne renferme qu’un seul, unique et misérable article relatif au secteur de la construction, alors que le secteur BTP participe fortement au PIB et emploie beaucoup de monde.
A mon avis, une législation relative à la construction doit voir le jour rapidement comme le code de la construction (à l’étude en ce moment), mais qui doit prendre en compte les attentes des professionnels au niveau de la détermination des responsabilités de chaque intervenant et définir les missions de chacun d’eux. Mais cette idée ne peut se traduire dans la réalité qu’en l’accompagnant de mesures organisationnelles tant attendues par les professionnels : création de l’Ordre des ingénieurs BTP, classification uniforme et transparente des entreprises et BET, agrément des bureaux de contrôle, etc…

-F.N.H. : La limitation de l’article 769 aux ingénieurs, architectes et entrepreneurs exclut les sous-traitants à cause de l’absence d’une relation directe avec le maître d’ouvrage. Qu’est-ce qui empêche le législateur d’élargir le champ d’application de cet article qui, apparemment, pose beaucoup de problèmes ?
-M. J. B. : Il ne faut pas perdre de vue que l’article 769 a vu le jour en 1913. A ce moment-là, l’article avait été fait et confectionné spécialement pour les marchés de l’Etat. Par ailleurs, les constructions n’étaient pas aussi complexes et compliquées que celles réalisées en ce moment. Les chantiers étaient dirigés soit par un ingénieur, soit par un architecte. Le nombre des corps d’Etat sur chantiers chargés par le maître d’ouvrage était très réduit. La situation depuis 1913 a énormément changé et évolué au Maroc et la législation doit normalement suivre cette évolution.
Afin de répondre à cette nouvelle situation et être en harmonie avec cette évolution du secteur du BTP, je pense que la révision de la législation doit prendre en considération certains points essentiels tels :
• la responsabilité, outre celle de l’architecte, de l’ingénieur et celle de l’entrepreneur, devrait être étendue aux sous-traitants, fournisseurs des matériaux, promoteurs, bureaux de contrôle et laboratoires géotechniques;
• la liste des ouvrages concernés par la responsabilité civile décennale doit être exhaustive et indiquer les autres ouvrages non assujettis à cette responsabilité ;
• la législation doit indiquer avec exactitude la date de départ de la responsabilité décennale: Est-ce la réception provisoire ou la réception définitive ? Je pense qu’il serait plus raisonnable que la réception provisoire soit le point de départ de cette responsabilité vu que 99 % des ouvrages sont exploités par les maitres d’ouvrage à partir de cette date ;
• le délai de déclaration du dommage est limité à 30 jours, alors que la détermination du degré de gravité d’une fissure peut prendre parfois des mois ;
• sachant que certains intervenants peuvent s’avérer insolvables ou que tout simplement l’ampleur de l’accident dépasse leur capacité financière, leur responsabilité civile décennale devrait être couverte par une police d’assurance RC décennale. En d’autres termes, la couverture de la RC décennale devrait être obligatoire.

-F.N.H. : En tant qu’expert judicaire, pouvez-vous nous éclairer sur votre activité et votre contribution au développement de la RCD au Maroc ?
-M. J. B. : Un accident de type décennal n’arrive au tribunal que s’il y a absence de couverture d’assurance et que le tiers plaignant porte l’affaire devant une instance judiciaire. L’expérience de l’expert est d’une importance capitale dans l’instruction d’un dossier judiciaire de type sinistre décennal. La détermination de l’origine du sinistre oriente la détermination du responsable du sinistre. En tant qu’expert judiciaire, je pense que mon apport professionnel se traduit par une assistance technique aux magistrats, et ce par la détermination de l’origine de l’accident (détermination implicite des responsabilités), proposer une méthode de réparation et évaluer en dernier lieu les dommages constatés. En tant qu’expert judiciaire, mon apport peut se ressentir aussi au niveau des améliorations de la loi; au vu des différents dossiers que j’ai instruits le long de ma carrière et que je n’ai jamais cessé de réclamer depuis les années 90.
J’espère de tout mon cœur que mon appel à la révision de ces lois soit entendu par les décideurs et que la situation puisse évoluer dans le bons sens, nous permettant ainsi de construire un Maroc sur des bases solides et transparentes.

Dossier réalisé par Soubha Es-siari – Finances News – 16 Juin 2011

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