Assurances: Ces milliards de dirhams qui dorment dans des contrats oubliés

Au Maroc, quelques milliards de dirhams de contrats dits en déshérence sont dans la nature. Si la réglementation est floue à ce sujet, certaines compagnies ainsi que le régulateur commencent à faire bouger les lignes. 212Assurances a décidé d’en faire son dossier du mois d’octobre 2022.

Combien de personnes sont-elles décédées sans toucher leur épargne retraite ou que leurs ayants-droits n’y aient accès par méconnaissance ? Combien de personnes arrivées en âge de récupérer leur épargne cotisée, l’ont oublié car vivant à l’étranger par exemple ? Combien de personnes ayant atteint 70 ans et plus pensent à réclamer une épargne oubliée ? Notre petite enquête de terrain révèle que cela touche beaucoup de personnes. Beaucoup trop pour que peu de compagnies aient daigné nous en parler.

Difficile d’avoir des chiffres officiels de la totalité du marché, ou d’avoir accès à des procédures internes pour connaître le sort de cet argent. Argent qui n’appartient pas à la compagnie, mais qui reste dans ses caisses et optimise ses résultats. Au fil de notre enquête, nous nous sommes rendus compte que les sommes en question se comptent en milliards de dirhams et que ces sommes bénéficient aux compagnies qui les placent sur les marchés et en tirent profit. Mais attention, si cela peut paraître surprenant, ce n’est pas illégal. En tout cas pas pour le moment.

De quoi parle-t-on

Dans le jargon technique de l’assurance, on parle de contrats en déshérence, ou plus communément, de « contrats oubliés ». Ce sont les assurances-vie « non réclamées » ou « oubliées » par les bénéficiaires. Ils désignent les contrats dont les capitaux n’ont pas été versés aux bénéficiaires lors du décès de l’assuré, ou passé un certain âge de l’assuré. Ce sont également certaines assurances décès où les ayants droit ne se sont pas manifestés, par méconnaissance du contrat.

Benchmark

Intéressons-nous de plus près au modèle français. Car notre réglementation s’y inspire, mais pas pour ce cas des « contrats oubliés ».

Comment y sont gérés ces contrats en déshérence ? Les capitaux sont alors conservés par les assureurs. Passé trente ans après le décès du souscripteur, le contrat n’est plus en déshérence. Auquel cas, le capital ne pourra plus être transmis aux bénéficiaires, mais reviendra dans les caisses de l’Etat. Mais avant, les compagnies doivent chercher les bénéficiaires en vertu de la loi Eckert de juin 2014. En effet, les assureurs sont obligés d’informer annuellement leurs souscripteurs sur leur contrat (la valeur de rachat, le montant des capitaux garantis, la date du terme du contrat,etc…). Les compagnies doivent aussi vérifier que l’assuré n’est pas décédé. Dans ce cas, les compagnies disposent alors d’un délai de 15 jours, après réception de l’avis de décès et prise de connaissance des coordonnées du ou des bénéficiaire(s), pour le(s) contacter.

Des recherches coûteuses

La législation française impose de rechercher, en cas de décès de l’assuré, les bénéficiaires par tous les moyens. Ceci d’abord grâce aux informations figurant au contrat ou aux coordonnées des mairies, des notaires ou encore des organismes de pompes funèbres. Une entreprise coûteuse que les assureurs prennent à leur charge. Ils les répercutent ensuite sur l’argent redonné aux assurés ou ayants droit. Ils doivent même justifier des actions menées pour résorber leur stock de contrats non réglés. Il s’agit alors de rédiger un rapport annuel de suivi des actions mises en œuvre ou d’établir un rapport chiffré. Dans le cas contraire, si les compagnies s’en abstiennent, elles sont soumises à une forte amende. Et l’obligation de faire quand même les recherches, reste d’actalité.

Cette réglementation a été particulièrement efficace. Un rapport de L’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) a été remis au Parlement français le 29 avril 2016. Ce rapport statue sur la situation des contrats d’assurance vie en déshérence . Ainsi, pour la seule année 2015 et pour les 28 sociétés examinées (soit 90% du marché de l’assurance-vie), 1,9 milliard d’euros de capitaux en déshérence ont été réglés. Au 31 décembre 2015, le stock de contrats en déshérence, constitué au fil des années, était estimé à 5,4 milliards d’euros. Nous sommes 6 ans plus tard, et les chiffres ont certainement fortement grossis.

Au Maroc, l’omerta

Nous avons tenté de mener ce même travail au Maroc. Nous avons interrogé quelques compagnies en suivant les voies officielles. Quelques chiffres ont commencé à transpirer. Nos investigations nous donc permis d’évaluer une lecture globale de l’ampleur de cette manne financière. On parle en effet d’un stock qui tournerait aux alentours de 10 milliards de dirhams pour l’épargne. Et une enveloppe également importante pour le décès … Deux compagnies cumulent un peu plus de la moitié de ce stock à elles seules, dont une à 4 milliards de dirhams.

En supposant que cet argent soit placé à 5%, cela représente un rendement de 500 millions à 1 milliard de dirhams pour les compagnies. Un chiffre faible rapporté aux plus-values latentes réalisées par les compagnies une année normale comme en 2019 (36,4 milliards de dirhams) mais utile en des périodes de vaches maigres sur les marchés financiers comme maintenant. Car comme dit le dicton, « un sou est un sou ».

On n’en saura pas plus sur ces contrats oubliés. Mais le chiffre est conséquent et mérite débat.

Les lignes commencent à bouger

La bonne nouvelle est que les compagnies ne souhaitent plus rester dans la passivité face à ces sommes qui s’entassent lentement mais surement et qui peuvent se transformer en un risque de conformité dans le futur. Durant notre enquête, nous avons croisé deux compagnies qui commencent à initier de sérieuses démarches pour retrouver les bénéficiaires de ces contrats. Ces compagnies ont commencé à faire ces recherches de leur propre initiative, et sans en faire de publicité gagnante pour leur image. L’une d’entre elles a entrepris de contacter le ministère de l’économie et des finances ainsi que celui de l’intérieur pour identifier les bénéficiaires. En France par exemple, ce travail fastidieux et coûteux est facilité par le Répertoire national d’identification des personnes physiques (RNIPP) qui permet d’avoir accès à ce genre d’informations et est mis à disposition des compagnies. Chez nous, pour ceux qui souhaitent le faire, la procédure de recherche se fait pour le moment au tâtonnement, en toquant à la dernière adresse connue du bénéficiaire…Un vrai parcours du combattant sur le terrain. Parfois, cela peut s’apparenter à rechercher une aiguille dans une botte de foin.

Les lignes bougent également chez le régulateur. L’ACAPS souhaite rectifier le tir chez le Takaful, en mettant en place une procédure dédiée aux compagnies et baliser le terrain au jeune marché du Takaful pour que de telles pratiques ne s’y installent pas. Bien que dans le Takaful, le fonctionnement en mode «fonds/société de gestion» empêche de facto les compagnies à toucher aux sommes collectées étant donnée, qu’elles appartiennent au fonds des assurés qu’elles gèrent. Cette réorientation de la ligne de fonctionnement serait un premier pas avant d’embrayer vers le conventionnel.

212assurances a fait un calcul que si cette manne financière retournait dans les ménages marocains, comme si tout le monde devait en avoir une partie, cela représenterait en moyenne par ménage 2000 dhs d’argent frais. Pour certains, ce n’est rien, mais pour d’autres …

Comment agir ?

En cas de doute sur le patrimoine potentiel d’un proche décédé ou sur un contrat d’assurance que vous ou quelqu’un de vos proches ne retrouvez plus, vous-même, oublié, n’hésitez pas à faire vos propres investigations. Pour le moment, ce travail est fastidieux. Il vous faudra donc remonter le fil et identifier la compagnie, la nature du contrat, la date de sa signature etc… Mais en interrogeant chaque compagnie, le quidam peut demander s’il existe un contrat bénéficiaire en son nom et date de naissance … A la compagnie ensuite d’avoir la célérité d’y répondre …ou pas

Rédaction 212assurances – 16 octobre 2022

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  1. Les compagnies d’assurances doivent chaque année ,un mois avant l’échéance s’enquérir comme les caisses de retraite d’un signe patent de vie à travers une application dédiée à cet effet.En cas de vie il convient de s’assurer que le benéficiaire est lui même vivant..Sinon le souscripteur doit aviser l’assureur par tout moyen de la désignation d’un nouveau bénéficiaire selon un protocole sécurisé bien sur.En cas de décès l’actif en question devrait rejoindre un compte spécial des contrats en déshérence quel que soit la catégorie Vie Décès Mixte retraite,etc…La contrainte doit peser sur le gestionnaire des actifs dans la préservation des droits des bénéficiaires comme dans la gestion des actifs …

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